10.
La mer du Nord
Pendant une semaine, les préparatifs du voyage allèrent bon train. On choisit le plus robuste des drakkars du port pour servir de vaisseau de guerre. Il fut renforcé de la coque jusqu’en haut du mât. Le forgeron installa à la proue un énorme pieu de métal pouvant embrocher et couler de plus petites embarcations. Une nouvelle voile de couleur rouge sang fut tressée par les femmes du village, et quelques charpentiers taillèrent des rames plus longues et plus résistantes.
Une impressionnante quantité de nourriture fut chargée à bord : des saucisses et de la viande fumée, des poulets rôtis et de grosses pièces de jambon salé, du poisson et des pots de légumes marinés, des pâtés, du fromage, du lait de chèvre, de l’hydromel, de la bière, du vin, des patates, des haricots, de la farine de sarrasin, du pain et une étonnante quantité de miel. En plus des armures en cotte de mailles, des longues lances, des haches, des boucliers, des casques, des arcs et des flèches, il y avait des dizaines de fourrures pour les nuits glaciales en mer, des vêtements de rechange, une meule pour aiguiser les armes, des ballots de plantes médicinales, des instruments de navigation, des outils de toutes sortes, des chandelles, des lampes à huile, un brasero et du bois de chauffage.
Au fil des jours, l’embarcation ressemblait de moins en moins à un navire de guerre et de plus en plus à un navire marchand. En mer, les béorites ne voulaient manquer de rien et c’est précisément pour cette raison qu’ils prirent une semaine entière pour préparer le voyage. Béorf passa le plus clair de son temps à aider aux préparatifs.
Amos et Sartigan se préparèrent eux aussi, mais à leur façon. Le vieillard commença l’entraînement physique et psychologique du jeune porteur de masques. Il lui raconta plusieurs histoires, dont celle-ci :
— Dans mon pays, disait-il, il y a longtemps de cela, un puissant roi n’ayant pas de descendants pour lui succéder sur le trône décida de faire un grand concours. Celui qui serait assez adroit pour allumer une chandelle avec une seule flèche deviendrait le nouveau roi. Les meilleurs archers du royaume accoururent et tentèrent leur chance. Ils exécutèrent d’habiles tirs qui souvent frôlèrent la mèche, mais sans jamais l’allumer. Le roi était découragé. Il pensait qu’il n’allait jamais trouver de successeur. Comme il allait arrêter le concours, un jeune paysan se présenta. Le garçon prit une flèche dans sa main droite et refusa l’arc qu’on lui tendait. Il enduit la flèche de suif, y mit le feu et marcha ensuite jusqu’à la chandelle. D’un simple mouvement, il alluma la bougie. Le règlement du concours spécifiait que celui qui serait assez adroit pour allumer une chandelle avec une seule flèche deviendrait roi. Jamais le régent n’avait mentionné qu’il fallait se servir d’un arc ! Dans la vie, il arrive souvent que nous présumions des choses sans en comprendre véritablement le sens. Il faut savoir aller au-delà des apparences…
Amos aimait beaucoup les histoires de son nouveau maître. Ces récits pleins de sagesse l’obligeaient à réfléchir et à se remettre en question. Le porteur de masques commença également à faire de longues séances de méditation, Sartigan lui demandait de se concentrer pour laisser circuler en lui la magie. Pour devenir un bon mage, Amos devait garder la tête froide en toutes circonstances, il devait laisser ses émotions de côté, oublier sa haine pour les assassins de son père et toujours agir le plus rationnellement possible.
Pour renforcer ses enseignements, Sartigan lui avait raconté l’histoire de son propre maître. C’était un moine qui parlait peu, mais qui était doté d’une incroyable vivacité d’esprit. Le sage homme s’était rendu à un important tournoi de tir à l’arc avec ses disciples. Là étaient réunis les meilleurs archers de tous les pays. Malgré le peu d’intérêt qu’il avait pour cet art et son manque d’entraînement, le sage moine gagna la compétition en tirant trois flèches exactement au centre de la cible. Sartigan, alors jeune et talentueux archer, accepta mal la victoire de son maître. Il demanda respectueusement au sage la recette de son succès. Le moine lui dit que tous les archers du tournoi étaient en compétition les uns contre les autres et qu’ils désiraient ardemment gagner. La pression du tournoi avait alourdi leurs gestes. Ils avaient des regards anxieux et semblaient mal contrôler leur pouls. Ces archers ne voulaient pas véritablement gagner ! Ils avaient simplement peur de perdre ! Pour gagner, il faut savoir garder le cœur léger et l’esprit serein. La peur ne sert à rien, elle doit être remplacée par la connaissance !
— Vous parlez souvent de connaissance, maître Sartigan, lui fit remarquer Amos. Mais qu’est-ce que la véritable connaissance ?
— La connaissance, c’est suivre son propre chemin ! s’exclama le vieillard, ravi de cette question.
— Oui, répondit Amos, mais comment appliquer cela à la vie quotidienne ?
— Je te réponds par une autre question, jeune homme, poursuivit Sartigan, Si tu avais à choisir une des sept couleurs de l’arc-en-ciel, laquelle choisirais-tu ?
— Quelles sont ces couleurs ? demanda Amos.
— Le rouge, l’orangé, le jaune, le vert, le bleu, l’indigo et le violet, énuméra le maître.
— Je pense que… je pense que je choisirais la couleur qui resterait dans mes yeux une fois que l’arc-en-ciel aurait disparu.
— Voilà ! s’écria Sartigan avec une fierté évidente. Tu viens de répondre toi-même à ta question. La connaissance, c’est ce qui reste lorsque tout a disparu. Voilà pourquoi il est important d’apprendre, d’apprendre beaucoup et toujours, À tout âge, nous avons des milliers de choses à apprendre. Tous les jours, il y a des centaines d’expériences à faire, et la connaissance, eh bien… c’est ce qui reste de ces apprentissages ! Exactement comme tu as dit, c’est la couleur qui demeure dans nos yeux.
— Vous me raconterez encore vos histoires lorsque nous voguerons sur la mer ? demanda Amos. Je les aime beaucoup… Elles me donnent confiance.
— Je ne partirai pas avec toi, dit Sartigan. Je reste ici et je t’attendrai.
— Mais j’ai besoin de vous !… répliqua Amos, un peu confus. Vous êtes chasseur de dragons… Vous devez venir avec moi. Je ne serai jamais capable de combattre seul une telle créature !
— Voilà que tu oublies déjà mes leçons ! Ma voie n’est plus de chasser des dragons… Je suis maintenant là pour t’enseigner ce que je sais. Il te faut combattre seul. Ce n’est pas moi, le porteur de masques, c’est toi… C’est TA voie !
— Mais comment… comment faire sans vous ?
— Rappelle-toi cette histoire qui te dit de voir au-delà des apparences et celle qui te recommande de ne pas avoir peur de perdre. Avec ces deux principes, tu vaincras le dragon !
— Mais comment les appliquer ? s’inquiéta Amos.
— Par la connaissance ! Mes leçons s’arrêtent ici maintenant. J’attendrai ton retour dans ce village.
— Et si… et si, je ne revenais pas ?… demanda Amos avec hésitation.
— Eh bien, je mourrais en t’attendant…, répondit calmement Sartigan. Mon dieu m’a libéré des glaces et fait revivre pour devenir ton maître et, par la même occasion, celui de Béorf. Le jeune hommanimal n’est pas encore tout à fait prêt à recevoir mes enseignements. Il le sera à votre retour. Si, bien sûr, vous revenez… Allez ! maintenant, prépare tes affaires, car les béorites sont enfin prêts à partir.
Amos rassembla ses maigres effets personnels, récupéra ses oreilles de cristal et se dirigea vers le drakkar. L’équipage prenait lentement place à bord. Béorf s’activait et obéissait aux moindres commandements de son oncle Banry. Tout semblait paré pour effectuer une longue traversée et le jeune porteur de masques embarqua.
— Alors, Amos, tu n’es pas excité de partir ? demanda Béorf.
— Si… mais j’ai déjà été plus joyeux, répondit un peu amèrement le garçon. Je croyais que Sartigan viendrait avec nous…
— QUOI ? IL NE VIENT PAS ? s’écria le béorite.
— Non. Il pense que c’est ma voie d’affronter seul la bête… Tu comprends, comme il était chasseur de dragons, j’avais cru… enfin, j’avais supposé qu’il nous accompagnerait pour s’occuper lui-même de la créature. Je tente de penser comme lui et je me dis… et si ce malheur se transformait en bonheur !
— Mais si ce malheur se transformait en un plus gros malheur encore ? demanda Béorf, inquiet.
— Je ne sais pas, je ne sais plus… dit Amos en haussant les épaules. Nous verrons bien…
Dans le froid d’un hiver de plus en plus rigoureux, le drakkar leva sa grande voile carrée et quitta lentement le port. Chaque membre de l’équipage était installé derrière une rame. Banry, à la barre, entonna une chanson traditionnelle, et les rameurs se mirent en mouvement en suivant la cadence. Béorf et Amos partageaient le même banc et la même rame. Tout le village était rassemblé sur les quais pour voir partir les valeureux guerriers. Le navire eut tôt fait de quitter la baie et de gagner la mer.
Pendant trois jours consécutifs, les béorites du navire ramèrent sans manger, sans dormir ni prendre le moindre moment de repos. Amos se souvint de ce qu’avait dit Sartigan à Béorf. Les hommes-ours étaient dotés d’une force exceptionnelle et ils avaient le choix entre hiberner ou non. Ces guerriers avaient maîtrisé leur appétit. Ils savaient exactement quand se dépenser et quand se sustenter. Le drakkar avançait à vive allure. Aucun humain n’aurait pu soutenir une telle cadence.
Helmic l’Insatiable ramait sauvagement, Alré la Hache suait à grosses gouttes pendant que Piotr le Géant, un aviron dans chaque main, accomplissait à lui seul le travail de deux béorites. Rutha Bagason dite la Valkyrie ne donnait pas non plus sa place et narguait Goy par sa technique. Seul Kasso Azulson ne ramait pas. Il s’occupait de la voile, observait les étoiles et décidait de la trajectoire du navire. Comme navigateur, on ne pouvait trouver mieux, Banry, capitaine et barreur, avait une confiance aveugle en son bras droit. Kasso était capable d’anticiper les mouvements du vent et connaissait les courants marins comme personne. Chemil aux Doigts de fée partageait une rame avec Hulot Hulson. Ces deux béorites n’étaient jamais sortis d’Upsgran et c’est avec crainte qu’ils avaient entrepris ce voyage. Pour réparer les bateaux, il n’y avait pas meilleur charpentier que Chemil, et Hulot était un orateur extraordinaire. Banry l’avait choisi afin que, à leur retour, il témoigne de leur voyage et raconte la grande aventure des béorites d’Upsgran.
Après trois jours de navigation dans de difficiles conditions de froid, de vent et de vagues menaçantes, Kasso cria :
— Dernière ligne droite avant l’île de Burgman !
— Ramez, mes amis ! cria Banry en entonnant une chanson plus rythmée.
Amos, épuisé par le voyage, n’avait presque pas dormi. Souffrant du mal de mer, il était resté couché, après le départ, dans la cale du drakkar. Pendant le trajet, il avait été malade à plusieurs reprises. Le garçon n’avait plus qu’une envie : atteindre le plus rapidement possible la terre ferme.
Béorf, pour sa part, se portait plutôt bien. Même si son estomac le torturait affreusement, il se comportait comme un vrai béorite. Comme les autres, il n’avait rien avalé depuis trois jours. Son jeune âge ne lui permettant pas de suivre le rythme des adultes, il s’était endormi à plusieurs reprises. Le gros garçon avait naturellement le pied marin et sa présence était d’une aide précieuse pour tout l’équipage. En plus de s’occuper d’Amos, il avait donné un bon coup de main à Kasso pour ajuster la voile et faisait régulièrement boire les rameurs. Béorf avait également tenu quelquefois la barre pendant que Banry était occupé à déchiffrer les cartes marines.
Le drakkar s’immobilisa sur les rives d’une baie de l’île de Burgman. Rapidement, les béorites halèrent l’embarcation jusqu’à une plage de galets et entreprirent d’installer leur camp. Prodigieusement efficaces, les membres de l’équipage savaient exactement ce qu’ils devaient faire. En un tour de main, la grande tente fut montée et un somptueux repas fumait dans les gamelles. Les hommes-ours dévorèrent une incroyable quantité de viande. Le bruit de leurs mâchoires, accompagné de leurs borborygmes de contentement, avait envahi la côte, jusque-là silencieuse, de la petite île. Seul Kasso ne mangeait que des noix et des raisins.
Après le repas, tous les béorites se jetèrent dans la mer glacée pour y faire quelques brasses. Béorf hésita longuement avant de plonger, mais, encouragé par Amos, il trouva la volonté d’affronter l’épreuve. Cette baignade traditionnelle avait pour but de saisir les muscles endoloris par l’effort en augmentant le flux sanguin. Le froid accélérait les battements du cœur. Une grande quantité de sang était ainsi propulsé du bout des doigts jusqu’aux orteils, ce qui aidait les muscles à se refaire. Il n’y avait rien de plus bénéfique pour un homme-ours ! Amos pensa que ce traitement-choc, surtout après un copieux repas, aurait été un suicide pour un humain. Il demeura donc assis sur la plage, regarda la scène avec plaisir en s’amusant des exclamations et des commentaires des baigneurs.
Le bain terminé, l’équipage s’installa confortablement dans la tente et y dormit deux jours entiers. Amos trouva difficilement le sommeil à cause des ronflements sismiques des béorites. Il eut plusieurs fois l’impression que l’île tremblait sous les soubresauts d’un volcan. Il quitta la tente pour aller se reposer sous une bonne dizaine de peaux dans le drakkar. Les hommes-ours avaient parfois des comportements bien étranges, se dit-il. Ils n’avaient guère de mesure. Pour eux, c’était tout ou rien ! Cela expliquait probablement l’amitié indéfectible de Béorf à son égard.
C’est Kasso qui se réveilla le premier. Le navigateur alla chercher un grand seau d’eau glacée et se mit à en asperger ses équipiers.
— Allez, les béorites ! cria-t-il. Nous avons encore du chemin à faire ! L’hibernation, ce sera pour une autre fois ! DEBOUT, BANDE DE FAINÉANTS !
— Pourquoi les réveillez-vous si brutalement ? demanda Amos, surpris.
— Parce qu’ils ont encore trop mangé ! Si je ne fais pas ça, dans deux semaines ils seront encore là à ronfler. Voilà pourquoi, moi, je mange peu, c’est pour ne pas trop dormir ! Il faut dire que je n’ai pas la même dépense d’énergie… Je ne rame pas, moi.
— Je vois, dit Amos en souriant. Ce sont véritablement des ours et l’hiver…
— Et l’hiver, ils dorment ! continua le navigateur en aspergeant Helmic l’Insatiable. DEBOUT, BANDE DE MOLUSQUES ! ACTIVEZ-VOUS ! NOUS PARTONS BIENTÔT !
Un à un, les béorites se levèrent très difficilement. Trempés, ils ne paraissaient pas surpris le moins du monde de s’être fait réveiller de cette manière. Banry eut droit, lui aussi, à une douche bien glacée et lança, le visage ruisselant et les yeux encore mi-clos :
— Merci, Kasso, on peut toujours compter sur toi !
— À la bonne heure ! répondit le navigateur en aspergeant tout aussi violemment son frère Goy.
— MAIS QU’EST-CE QUI SE PASSE ? hurla Béorf lorsque ce fut son tour de recevoir le seau d’eau.
— Ce n’est rien, Béorf ! fit Amos en rigolant. C’est apparemment la seule façon de vous réveiller… Je m’en souviendrai l’hiver prochain !
Après un copieux petit-déjeuner, le groupe reprit la mer en direction des terres de Harald aux Dents bleues. Amos se sentait mieux et le mal de mer n’était plus maintenant qu’un mauvais souvenir. Il faut dire que les eaux étaient beaucoup plus calmes et que le drakkar ne tanguait presque pas. Le vent était tombé et la voile avait été remontée. Banry chantait joyeusement pour donner le rythme aux rameurs lorsqu’il s’arrêta brusquement. Le capitaine se leva de son banc et regarda l’horizon tout autour de lui. Solennellement, il fit ensuite face à son équipage et dit :
— Des merriens !… Je les sens venir, ils nagent sous l’eau et nous entourent !
— Laissez-les-moi ! lança agressivement Alré la Hache en exhibant son arme à deux tranchants. S’il vous plaît, laissez-les-moi !
— Nous mangerons du poisson ce soir, Alré ? demanda Rutha la Valkyrie. Je peux peut-être l’aider à faire quelques filets !
— FERMEZ-LA ! ordonna Banry. De un, bouchez-vous les oreilles avec du suif ! Et de deux, faites les morts. Vous attendez mon signal et vous me les réduisez en bouillie ! Est-ce clair ?
— C’est clair comme le jour qui se lève ! grogna Helmic en serrant les dents. Surtout pour la bouillie…
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda nerveusement Béorf à Amos.
— Je pense que nous allons subir une attaque de merriens, répondit le jeune porteur de masques. Je me souviens de ce que la sirène Crivannia m’a raconté à leur sujet. Les merriens ressemblent aux sirènes à la seule différence qu’ils sont d’une laideur repoussante. Comme elles, ils utilisent leur voix pour envoûter les hommes. Ces monstres marins dévorent ensuite leurs victimes, pillent les cargaisons et coulent les navires pour s’en faire des demeures dans les profondeurs de l’océan. J’ai aussi lu, dans Al-Qatrum, les territoires de l’ombre, que les merriens portent des bonnets rouges à plume. Ce sont certainement les cousins aquatiques des gobelins !
— Pourquoi n’utiliserais-tu pas ton collier pour faire apparaître quelques molosses ? demanda Béorf avant de se boucher les oreilles.
— Non… J’ai une autre idée.
Le porteur de masques mit ses oreilles d’elfe et attendit patiemment en faisant le mort ainsi que l’avait ordonné Banry. Il s’était rappelé que Gwenfadrille avait dit que ses oreilles de cristal le protégeraient des chants d’envoûtement. Soudain, Amos distingua la complainte lancinante des merriens. Se mêlant aux bruits du vent et des vagues, une douce mélodie s’éleva. La chorale de voix cristallines chantait doucement :
Seul dans sa frêle barque
Le navigateur va sur le vaste océan.
Très haut scintillent les étoiles
Et dans les profondeurs.
Il entend l’appel de sa tombe.
En avant ! Telle est sa destinée !
Au fond du ciel comme des flots, C’est nous, qu’il trouvera…
C’est nous, qu’il trouvera…
En penchant la tête vers le fond de l’embarcation, Amos fredonna :
Monter sans crainte,
Leur temps, depuis des lunes, est terminé
Ce drakkar est un cercueil
Qui vogue vers les brumes des dieux
Le chant s’arrêta net, laissant place à un angoissant silence. Puis une voix se fit entendre :
Qui es-tu, frère des eaux ?
Toi qui nous parles en notre langue
Mais qui articules comme un humain ?
Amos, se rappelant les leçons de Sartigan, demeura calme et répondit :
Je suis merrien,
Je suis blessé,
Prisonnier d’un filet
J’ai voulu fuir
La bouche brisée par leur haine
Je me suis vengé et les ai tués
La voix reprit :
Frère, nous arrivons
Nous montons et les dévorerons
D’horribles mains palmées aux ongles longs et répugnants se posèrent sur les bords du drakkar. Des visages apparurent de tous les côtés du navire. Le plus gros des merriens, probablement le chef, se glissa dans le bateau. Il était d’une indicible laideur. Une énorme bouche laissait entrevoir des centaines de fines dents de poisson qui tapissaient entièrement son palais. Couvert d’écailles poisseuses et malodorantes, il arborait une crête en forme de raie qui débutait au sommet de la tête et se terminait deux mètres plus bas, au bout de la queue. Il avait de petits yeux perçants, une grande queue de poisson à la place des jambes, et des algues vertes lui couvraient abondamment la tête, les épaules et le dos. Le chef était très robuste et semblait avoir, dans la main, une arme ressemblant à un oursin. Un bonnet rouge à plumes était posé sur le côté droit de sa tête.
Au moment où le merrien s’approcha de Rutha la Valkyrie en rampant, Banry saisit rapidement une longue épée et trancha la tête de la créature. Le signal était donné ! Les béorites avaient maintenant de longues griffes et des dents acérées. Helmic s’empara d’un merrien, le tira hors de l’eau et lui broya le cou. Piotr le Géant en assomma cinq d’un seul mouvement pendant que Rutha et Goy se placèrent dos à dos en prévision de l’invasion du drakkar. Hulot et Chemil s’abritèrent derrière Alré la Hache pour être sûrs de ne pas recevoir de coups, et Kasso grimpa en haut du mât. Béorf se colla à Amos et lui dit :
— Tu ne pourrais pas nous faire un de tes tours, maintenant ?
— Ne t’en fais pas… ça vient !
Le jeune porteur de masques mata sa peur et se concentra. Les haches et les épées des béorites, ensorcelées par la magie, commencèrent à rougeoyer. Alré cria :
— Nos haches ! Nos lames deviennent rouges ! Les lames chauffent ! Les dieux sont avec nous !
Stimulée par cet événement surnaturel, la force des béorites décupla. Les merriens tentaient en vain de monter sur le bateau. Les lances, les haches et les épées leur perçaient la peau et leur brûlaient la chair. Kasso, assis sur la barre transversale du mât, décochait flèche sur flèche avec la précision d’un elfe. Helmic se battait sans arme, donnant de terribles coups de griffes au visage de ses adversaires. Alré la Hache hurlait de bonheur en tranchant les têtes les unes après les autres. Une nauséabonde odeur de poisson avait envahi les lieux. Épée à la main, Banry s’en donnait à cœur joie et chantait maintenant un hymne guerrier des temps anciens. Goy et Rutha se tenaient à la proue du drakkar et tuaient sans pitié ni remords.
Soudain, Helmic fit un faux mouvement et tomba par-dessus bord. Piotr le Géant hurla, entre deux coups d’épée :
— UN OURS À LA MER ! UN OURS À LA MER !
Sans faire ni une ni deux, Béorf sauta à l’eau. Amos saisit une épée, enflamma sa lame d’un feu magique et la lança dans la mer. Il se concentra pour que l’arme demeure embrasée une fois submergée. Son ami étira la main et saisit, sous l’eau, la poignée de l’épée.
Béorf aperçut un merrien qui entraînait Helmic vers le fond. Ce dernier se débattait sans pouvoir se libérer. Le jeune béorite lança l’épée de toutes ses forces en direction de la créature. L’arme, ensorcelée par le feu, fendit l’eau et alla se loger dans l’épaule du monstre. Celui-ci lâcha sa prise et Helmic, presque asphyxié, fit des efforts désespérés pour remonter vers la surface.
Sur le drakkar, la bataille se poursuivait. Banry, dans le feu de l’action, ordonna :
— Descends la voile, Kasso, il faut nous dégager !
À ce moment, Béorf réapparut en soutenant Helmic. Hulot Hulson trouva enfin le courage d’agir. Il sortit son épée, blessa un merrien et aida les deux béorites à sortir de l’eau. La voile tomba et Banry hurla :
— Si véritablement les dieux sont avec nous, le vent se mettra à souffler pour nous amener loin d’ici !
Amos ferma les yeux et tendit sa main vers le ciel. Aussitôt, une brise se leva. La voile se gonfla un peu et le drakkar bougea lentement. En employant toute son énergie, le porteur de masques fit fraîchir la brise jusqu’à ce qu’elle devienne vent, puis grand vent. Les béorites se ruèrent sur les avirons et se mirent à souquer ferme. En quelques minutes, l’équipage avait quitté le lieu du combat en laissant derrière eux leurs ennemis.
— Ils ne nous suivent pas ! cria énergiquement Kasso, toujours en haut du mât. Regardez, ils se dispersent ! Nous avons gagné cette bataille, mes frères ! Nous avons gagné !
— NOUS AVONS GAGNÉ ! répétèrent d’une seule et même voix les autres béorites.
Le vent tomba soudainement, sans raison apparente. Amos était assis par terre, tout essoufflé et en sueur.
— Beau travail, Amos ! complimenta Béorf.
— Merci ! Ce que tu as fait n’était pas mal non plus ! J’ai bien aimé mon idée de lancer l’épée en feu dans l’eau ! Pas toi ?
— Génial ! Et ton vent ne s’est pas transformé en cyclone ! se moqua gentiment le béorite. Je pense que les enseignements de Sartigan t’ont été profitables… Je suis ravi de constater que tes pouvoirs ne détruiront pas toujours tout sur ton passage !
— J’ai une meilleure maîtrise de ma magie, mais elle est encore très difficile à contrôler ! Elle est un peu comme un cheval fou qui galope en moi… Enfin, je suis content, je fais des progrès.
— Repose-toi… dit Béorf en s’essuyant les cheveux avec un morceau de tissu. Il reste encore quelques longues journées de navigation à faire.
— Combien ? demanda Amos.
— Trois jours ! lui répondit la voix de Banry. Il reste trois jours d’efforts…